mercredi 12 novembre 2008

Anita Molinero

Râlissam, 2007, 3 plots de chantier infia (au mur). Dépouille, 2001, film adhésif (au sol)

Handy, 2007

Isapsurinfia, 2007, 36000 plaques d'emballages alvéolés

FORMALISME, EFFETS SPÉCIAUX ET CORRUPTION DE LA CHAIR

En 1971, Philip Leider, le directeur d’Artforum, la plus influente revue d’art américaine, démissionnait. Les débats internes avaient atteint un point infranchissable : Lawrence Alloway accusait la dérive « formaliste » de la ligne éditoriale, insistant sur la nécessité de devenir plus ouvertement politique et de soutenir des médiums « plus relevants socialement », comme la photo. Directement visées, Annette Michelson et Rosalind Krauss, qui, paradoxalement, peuvent être identifiées comme fossoyeuses du « formalisme » des années 50 prôné par Clement Greenberg, s’en vont créer leur propre revue en 1975 : October, du nom du film d’Eisenstein qui, déjà, avait souffert des attaques du système soviétique l’accusant de « formalisme ». Si cette querelle semble avoir dominé la plupart des revues participant aux débats esthétiques de l’époque, c’est étonnant de vérifier aujourd’hui la persistance de cette polarisation, malgré des variantes et des lignes de partition déplacées. Pour la modernité artistique, le « formalisme » serait ainsi dans une tension permanente de refoulement, et la décoration, sa hantise. Tomber amoureux des formes fait partie, sans doute, des passions coupables. Les plus savoureuses, rajouterait Anita Molinero, sculpteur, qui ne cherche pas la transparence des raisons artistiques, agies par de très bas désirs, des solitudes cachées, des frustrations petites et grandes, des refus imprécis, des haines cultivées avec soin, du manque, du rire, de l’ennui, des joies simulées, de la dépendance épanouie. La rencontre avec Anita Molinero a été impossible et foudroyante. Mes passions étaient du côté d’un art sans identité, les siennes portées sur un art surpuissant, auratique. Ma réflexion dévie de la philosophie analytique, l’argumentation, le refus du poétique, du goût, son élan allait vers l’attachement viscéral, la mythologie personnelle, le romantisme malhonnête. J’ai aimé l’art des années 90 qu’elle avait trouvé impuissant, agréable, invisible, réduit au commentaire. On aimait Bernadette Laffont, pour les mêmes raisons. A la suite de notre premier entretien, j’ai titré l’article La fiancée du pirate, dû à la cabane du film, une sculpture de sorcière, et j’ai critiqué son envie de tenir la sculpture dans les frontières d’une discipline. Anita Molinero signait l’exposition de son nom propre – un manifeste – et n’aimait pas le mot installation, sans passif lourd, sans dettes, sans conflit. Ses sculptures monstrueuses se sont transformées sous mes yeux à l’entendre parler. Leur brutalité humide, leur refus de communiquer, pouvaient correspondre aux préjugés que j’ai choisis d’avoir vis-à-vis de l’art matérialiste des années 80. Et soudain, elle pénétrait les trous de ses poubelles avec une hystérie revendiquée, mêlant le fantasme de soumission (à leur beauté sale) et le désir de dominer la sculpture masculine. Pour parler des trous, elle dira chattes, des excroissances et verticalités, bites. Une sculpture qui réunit les deux sexes, mais garde les archaïsmes stéréotypés de tout fantasme sexuel. Ses monstres frayent un terrain où dominent les hommes, de Rodin à Jeff Koons, pour le conquérir. Le féminisme inversé de Molinero est aux antipodes de celui d’Annette Messager ou Judy Chicago : il n’y a guère de revendication essentialiste d’une identité « féminine » ni, encore, de transgression transgenre. Ses sculptures semblent vouloir s’approprier, pour le défier, le même terrain d’affirmation dominatrice (sur les matériaux, sur l’espace) tenu par une histoire de l’art dominée par la sculpture masculine. Cette revendication du pouvoir de (ses) formes sexuées a souvent fait peur à ceux qui lui préféreraient, femmes comprises, la sensualité, la sensibilité discrète, l’attention délicate au détail. Les monstres d’Anita Molinero sont sales, grossiers, obscènes et manquent de modestie. Elle agit en pyromane pour intervenir sur des matériaux vulgaires et des objets déshonorants, tels des poubelles ou des emballages en polystyrène extrudé, devenues des créatures malformées. Parfois, elle-même se surprend effrayée de leur anamorphose, le temps d’apprendre à désirer leur violence. Les paysages baroques construits par ses expositions semblent par moments sortir d’un désastre projeté par la science-fiction, où des carcasses éventrées sont suspendues au plafond, extrayant ses « effets spéciaux » de la banalité des matériaux. La toxicité de ces environnements joue aussi sur des peurs collectives fantasmées, des mutations transgéniques, des peaux difformes, des furoncles, ou ce nuage radioactif post-Tchernobyl qui traverse ses dernières expositions. Le grotesque côtoie parfois le ridicule, comme souvent dans un film d’horreur. La chaise roulante recouverte d’une plaque d’aluminium déformée et jaunie par le feu, renvoie au siège d’une solitude indissoluble dans le politiquement correct mais aussi à l’embarras de l’incontinence. Les stratégies ironiques sont malgré tout absentes, Anita Molinero les déborde par la brutalité du premier degré et la littéralité suffisante d’un monde somptueusement impur. Dans le rayon des passions coupables du modernisme repenti, il faudrait ranger, à côté du formalisme, l’expressionnisme. C’est un travail qui vient après la déconstruction analytique des années 70, suite au « champ élargi » défendu par Rosalind Krauss, qui tenait la sculpture entre l’architecture et le paysage, allant du ready-made au land art. À l’inverse, Anita Molinero n’hésite pas à réinvestir des notions rejetées (socle, monumentalité) et préfèrera toujours, plutôt qu’interroger la notion d’auteur et d’originalité, le culte d’une personnalité. Une histoire de l’art personnelle et injuste avec stars, seconds rôles, acteurs injustement oubliés, personnages singuliers et oubliables. D’où son malentendu avec Duchamp, ennemi stratégique, à qui elle peut emprunter la vulgarité des objets de travail, mais dont elle refuse le désir passif. «Je fais de l’expressionnisme contrarié», en y cherchant la séduction et la violence, mais mettant à distance la profondeur mystificatrice du geste théâtralisé, les quêtes de soi et autres ascèses. Plus que d’autonomie de l’œuvre, il s’agit de confrontation au monde. Comment tenir debout une sculpture qui puisse concurrencer le réel, du moment où celle-là est partout, du design au mobilier? C’est un conflit que traverse son travail, entre la proximité aux déchets du monde et le désir d’un royaume de la sculpture qui puisse absorber le fantasme et la déraison, puisant dans un langage qui lui serait propre. Mais lequel ? Molinero parlera d’effets spéciaux pour contrarier la culture du design, l’Allemande Isa Genzken s’intéresse au design, à la publicité, aux médias, à l’architecture et à l’esthétique en tant que vecteur d’idéologie. Les deux s’intéressent à la réinterprétation du langage classique de la sculpture dans une tension entre espace public de l’exposition et domaine privé des passions, perméabilité à l’image et mutisme des formes, subjectivité capricieuse et confrontation à l’histoire contemporaine. Si Genzken a souvent été vue comme une réponse à la domination virile des sculptures massives et parachevées du minimalisme, leur préférant l’impureté, le transitionnel, l’instable, l’excès, Molinero semble réagir à la cohérence calviniste, à la moralisation marxiste de sa génération, par le luxe baroque dont la pauvreté est capable, le glamour un peu suintant d’un dancing d’autoroute. Plutôt punk que post-Mao, elle ne transforme pas la contradiction, la corruption de la chair, en lamentation pénitente. Isa Genzken n’est pas citée dans les principaux récits de l’histoire de l’art, tenue longtemps dans l’ombre de Gerhard Richter, époux encombrant. Anita Molinero est trop intempestive, barbare et sdf pour se tenir sous les sunlights de la gloire, vite détournée vers des backrooms licencieux. Pour ma génération, lassée de voir l’art transformé en timide outil pour commenter le monde, en désir pardonnable, Genzken et Molinero sont une dangereuse montée d’adrénaline, deux des plus fondamentales artistes actuelles, capables de faire bander la sculpture.
Pedro Morais (publié dans revue IF n°31, octobre 2007)

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